Cela fait longtemps que je me penche sur cette doctrine qui a semé le trouble dans ma conscience durant une longue période de ma vie, et qui égare de nombreuses personnes aujourd’hui, à savoir que Allah serait l’essence de chaque chose et que l’existence ne serait, en réalité, qu’un reflet de l’être divin, si nous arrivons à dépouiller la création de son aspect limité et créé, à l’instar des couleurs qui contiennent en elles toutes la couleur blanche et qui ne sont ce qu’elles sont que par le dépouillement à la couleur blanche, de toutes les couleurs. Le vert n’est vert que par le dépouillement à la couleur blanche de toutes les couleurs autres que le vert. Cette doctrine peut semer encore plus le doute dans la conscience dans la mesure où s’y rencontrent pratiquement tous les mysticismes du monde !
L’un des arguments des partisans de cette doctrine (wahidatou al oujoud) est la parole divine : « Et ton Seigneur a décrété que vous n’adoriez que Lui. »[1] Ce qui implique qu’Il est la fin et l’essence de tout ce qui est voulu dans ce monde, donc l’objet de toutes les adorations, et que, par conséquent, le péché de l’associationnisme n’est que le résultat de la limitation du divin par la conscience humaine. C’est dans ce sens que l’émir Abdel Qader interprète la parole divine suivante : « Quiconque d'entre eux dit : « Je suis un Dieu en dehors de Lui » nous lui donnerons l'enfer pour récompense »[2] de la sorte : « Le châtiment dans la vie future est réservé par Dieu dans ce verset à celui qui dit : « Je suis un Dieu en dehors de Lui » et pour qu'il s'applique, il faut que cette stipulation ait été ajoutée. La créature qui se bornerait à dire : « Je suis un Dieu » n'est pas menacée d'un châtiment dans la vie future. »[3]
A partir de là, les partisans de la Wahidatou al oujoud (l’unicité de l’existence), approuvent tous les cultes car selon eux c’est Allah qui est toujours adoré sur terre puisqu’il n’y a pas de divinité en dehors de Lui dans le sens où pour eux rien n’est adoré en dehors de Lui ! Le vrai mouwahid est donc, selon eux, celui qui adore tout car Allah est en tout, celui qui limite l’adoration à une chose particulière comme le culte de Jésus par exemple, et ce, au détriment des autres créatures est un mécréant de par cette limitation.
C’est pourquoi Ibn ‘Arabi a dit à propos du peuple de Noé : « S’ils avaient abandonné l’adoration de Wudd, de Souwa, de Yaghouth et de Yaouq, ils auraient fait preuve d’une plus grande ignorance à l’égard du Vrai qu’avant leur abandon (du culte incriminé) »[4].
J’ai médité et j’ai cherché la raison et la source de cet égarement, et je l’ai trouvé dans le fait qu’Ibn ‘Arabi est le premier qui dans l’Islam a voulu rationnaliser la passion envers Allah. Or une passion ne se rationnalise pas car par principe une passion annule la raison à cause de l’unité qu’elle provoque avec l’objet de la passion, or l’exercice de la raison implique nécessairement le recul.
En effet, selon Ibn Taymiyya quand l’extinction dans la contemplation de la perfection et la beauté divine est puissante alors : « l’amant est tellement faible qu’il [en] est ébranlé, en son discernement (tamyîz), et peut penser être son bienaimé. Un homme, rapporte-t-on ainsi, s’était jeté à la mer, et son amant s’y jeta aussi, derrière lui. « Moi, je suis tombé, lui dit-il. Qu’est-ce donc qui t’a fait tomber derrière moi ? » « J’ai été absent, par toi, à moi-même, lui répondit son amant, et j’ai pensé que tu étais moi ! » Des gens ont glissé en cet endroit et ont pensé qu’il y a union (ittihâd), que l’amant s’unit au bien-aimé au point qu’il n’y aurait, en leur existence même, pas de différence entre eux deux. C’est une erreur. Au Créateur rien ne s’unit en effet, fondamentalement […] On en arriva ainsi à ce que, chez certains shouyoukhs des soufis, une telle extinction, une telle ivresse se produisent jusqu’à ce que leur discernement en fut affaibli, certains allant jusqu’à dire en cet état des propos en lesquels ils surent, une fois revenus à eux, qu’ils s’étaient trompés. On raconte de telles choses d’Abû Yazîd par exemple, d’Abû l-Hasan al-Nûrî, d’Abû Bakr al-Shiblî et de leurs semblables. Dans de pareilles « extinctions », ivresses, etc. ne sont par contre tombés ni Abû Sulaymân al-Dârânî, ni Ma‘rûf al-Karkhî, ni al-Fudayl bin ‘Iyâd, ni, même, al-Junayd et ses semblables, que leurs intelligences et leur discernement accompagnaient en leurs états [spirituels]. »[5]
En somme, l’égarement des soufis partisans de la croyance en l’unicité de l’existence s’explique par le fait qu’ils veulent justifier un état d’ivresse en période de sobriété par la rationalisation du discours passionnel comme celui al Hallaj qui disait dans son diwan à propos de sa passion : « J’ai vu mon Seigneur avec l’œil du cœur, et je lui ai demandé : « Qui es-tu ? » Il me répondit : « toi !» Dans un autre passage il dit : « Je suis celui que je passionne et celui que je passionne est moi, nous sommes tels deux esprits qui fondent en un seul corps, quand tu m’observes, tu l’observes et si tu l’observes, tu nous observes. »
L’erreur d’Ibn ‘Arabi a donc été de lier la création au Créateur dans la continuité à cause de la passion amoureuse qui lie effectivement toujours l’amant à son bien aimé. Or la création et le Créateur sont bien distincts ! La question qui se présente ici est comment peut-on se connecter avec le divin au point de s’identifier à lui par l’amour, si rien ne nous relie à Lui ? Pour les partisans d’Ibn ‘Arabi la réponse se trouve dans le fait que toutes les créatures possèdent une face d’Allah, particulièrement l’homme qui après l’insufflation du Rouh divin en lui, a mérité la prosternation des anges à son égard ! La question qui se précise est donc : est-ce que le rouh est crée ou est-il incréé donc faisant partie d’Allah lui même ?
La croyance des Ahl Sunna wal Jama’a est que le rouh est crée et qu’il constitue tel un miroir d’Allah, au point ou celui qui est passionné par Allah peut, il est vrai, dans sa passion, quand celle-ci est extrême, confondre l’image d’Allah avec Allah lui-même ! C’est dans ce sens qu’un poète a dit à propos de la création : « En toute chose il y a un signe qu’il est Unique »!
C’est pourquoi Ibn Taymiyya a dit : « Les chrétiens, les Juifs et les Musulmans connaissent nécessairement que dans la religion des Musulmans, quand quelqu’un dit d’un être humain qu’il est une partie d’Allah, il devient mécréant, selon toutes les religions (révélées). Même les chrétiens ne l’ont pas dit, malgré l’énormité de leur mécréance. Personne n’a dit que les créatures font essentiellement partie du Créateur, ni que le Créateur est aussi le créé ni que le Vrai qui transcende l’assimilation est en même temps la créature qui assimile (Allah aux créatures). »[6] Ibn Taymiyya poursuit à l’endroit des partisans d’Ibn ‘Arabi : « Celui qui préfère avoir une bonne opinion d’eux et prétend qu’il ne connaît pas leur véritable état, doit-être bien informé. S’il ne se sépare pas d’eux et ne les désavoue pas clairement on l’assimile à eux et le traite comme tel. » Quant à celui qui dit que « leur langage (celui des partisans d’Ibn Arabi) peut être interprété de façon conforme à la Charia », il fait partie de leurs chefs et de leurs dirigeants. S’il est intelligent, il connaît un de leurs livres allant dans le sens de ses propos. S’il parle par conviction intime, il est plus mécréant que les Chrétiens. »[7]
En conclusion, les soufis partisans d’Ibn ‘Arabi sont des égarés leurrés par la beauté du discours passionnel, par lequel ils identifient la création avec le Créateur et se noient, par déduction, dans la mécréance doctrinale de légitimer les cultes associationnistes les plus vils comme celui de Pharaon à l'égard de lui même par exemple !
Mahdy Ibn Salah